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HISTORIQUE

Dominique Pennegues
 
Les figurines en étoffe à représentation humaine existent depuis la création du textile, il y a plusieurs milliers d’années, toutefois, peu sont parvenues jusqu’à nous.
Les poupées françaises en étoffe bourrée les plus anciennes, conservées pour la plupart dans des collections américaines, sont des poupées en jersey ou en fine étoffe bourrée, datant du 18e siècle. Elles sont de fabrication artisanale, minutieusement sculptées à l’aiguille, mesurent entre 5 et 30 cm et sont anatomiquement correctes. Elles auraient appartenu à des familles de la noblesse française émigrées aux Etats-Unis, et n’auraient été fabriquées qu’en très petit nombre. Un couple de poupées de ce type, en fine étoffe bourrée,  a été présenté à Paris, par Mr François Theimer, lors d’une vente Polichinelle à l’Ambassador Hotel il y a quelques années. D'autres poupées similaires figurent également dans quelques rares collections. Une famille complète a été présentée à nouveau par Mr François Theimer dans un de ses catalogues de vente.
 
Des poupées en étoffe et peau furent également produites durant le 18e siècle, mais là encore, seuls quelques rares exemplaires sont parvenus jusqu'à nous. Un de ces précieux témoignages de la qualité de la production française de cette époque a été mis en vente par Mme Florence Theriault en 2012. La tête de cette minuscule poupée de 12,5 cm est en étoffe, les traits sont sculptés à l'aiguille et les yeux sont en émaille. Sous la longue robe est inscrit sur une note de papier : "Je suis née le 13 Avril 1785".
 
 
 
En dehors de cette fabrication française, très limitée en nombre et réservée à une élite, les historiens de la poupée datent la première fabrication de poupées en étoffes à des fins commerciales  vers 1870, et situent celle-ci aux Etats-Unis, avec les poupées d’Izannah Walker de Rhode Island. Izannah Walker fut effectivement enregistrée en tant que "fabricant de poupées" en 1865, et a déposé un brevet pour  protéger sa fabrication en 1873.
 
Ses poupées ont le plus souvent une apparence de fillette au teint clair, mais on trouve aussi quelques poupées à la peau plus colorée ainsi que de rares garçonnets et poupées femmes. Chaque poupée est unique, et peut être considérée comme une  poupée portrait, inspirée par des tableaux ou des modèles vivants. Les tailles varient entre 35 et 60 cm.

 
A ce jour, et en l’état des recherches, l’attribution à Izannah Walker du titre de «pionnière des fabricants de poupées en étoffe» semble contestable.
 
Nous rencontrons effectivement un problème de terminologie lors de l’expertise des poupées en étoffe, car, en tout état de cause,  le terme « étoffe » ne définit pas l’aspect final de la poupée, mais le matériau utilisé pour fabriquer celle-ci. Une fois cette précision posée et admise, nous pouvons conclure que le début de la fabrication industrielle des poupées en étoffe eu lieu, non pas aux Etats Unis, mais en France.

En effet,  un brevet français fut déposé en 1856 par Auguste Brouillet-Cacheleux  pour du « carton linge » fait de mousseline durcie, et une addition au brevet fut déposée en 1861,  pour un corps de poupée articulé où l’inventeur français fait mention de l’emploi du carton linge. Les schémas joints au brevet présentent deux types de corps de poupées.
Un rapport sur l’Exposition Internationale de Paris en 1878 évoque des « poupées en mousseline » remarquées pour leur beauté et leur légèreté, mais trop coûteuses. S’agirait-il des poupées d’Auguste Brouillet-Cacheleux ?

Une poupée Brouillet-Cacheleux se trouve dans une collection américaine, la tête et le corps sont faits de plusieurs pièces de jersey superposées, la dernière pièce étant en fine mousseline.  Le tout, recouvert d’enduit peint, a l’aspect du papier mâché. Seules  l’incroyable légèreté de la poupée indique qu’elle est confectionnée en étoffe moulée.
Une autre poupée Brouillet-Cacheleux en tissu traité et moulé, avec le second corps mentionné dans le brevet, a été présentée par Mr François Theimer dans une de ses ventes Polichinelle à l’Ambassador Hotel à Paris. Ce bébé témoigne d’une révolution dans le monde de la poupée, tant par l’utilisation d’un nouveau système d’articulations à boules très élaboré, que par la nature du matériau utilisé.
 
Par la suite, au début des années 1880, aux Etats-Unis, Martha Jenks Chase s’inspira des créations de sa compatriote Izannah  Walker pour concevoir à son tour une poupée de tissu ayant l’apparence d’un jeune enfant. Elle devint rapidement la première fabricante de ce type particulier de poupées.
A la même période, l'Américaine Ida Gutsell déposa un brevet pour des poupée lithographiées sur des pièces d’étoffe, avec une couture verticale au centre du visage qui permettait d’obtenir, une fois découpée et cousue chez soi, une poupée en trois dimensions pour peu de frais.
A partir de 1892, on vit apparaître sur le marché américain des poupées en tissu « lavables et incassables » nommées par la suite « Colombian Dolls ». On peut probablement considérer ces poupées comme les premières « poupées d’artistes », leur créatrice, Emma Adams, ayant suivi durant plusieurs années des cours d’Art avant de commencer leur fabrication.
En 1894, Margarete Steiff démarra en Allemagne, la confection de jouets originaux en feutre (ce fut une pionnière en ce domaine). Elle utilisait pour ses poupées la méthode d’Ida Gutsell,  qui consiste à réunir les deux parties du visage par une couture verticale qui le traverse du front au menton en passant par le nez.  Les poupées de Margarete Steiff se particularisent par le fait qu’elles sont en feutre et qu’elles tiennent debout seules grâce à leurs grands pieds plats. Leurs yeux sont également la plus part du temps du type « bouton de bottines ». 

La France ne s’était pas désintéressée du tissu comme matériau de base, puisqu’en 1897, nous trouvons un nouveau brevet concernant la fabrication de têtes et corps de poupées et bébés en tissu déposé par Etienne Verdier et Sylvain Gutmacher . Cet intéressant brevet propose la fabrication de poupées incassables, constituées par des pièces de tissu superposées et enduites d’amidon pour les unir les unes aux autres. L’ensemble est ensuite mis sous presse pour obtenir une sorte de « drap » épais et stable. Des pièces découpées dans ce drap sont ensuite moulées et pressées pour obtenir les deux parties de la tête de la poupée. Des découpes sont faîtes pour l’insertion des yeux et des dents, et les deux parties de la tête sont alors réunies et collées à l’aide de glue. L’ensemble est recouvert d’un enduit couleur chair, suivi par l’application de deux couches de fixatif qui donnent à la tête l’apparence des têtes en biscuit et au corps celle du bois et de la compostion des corps ordinaires de poupées de l'époque.

En 1899,  l’Américaine Ella Smith, professeur d’Art, commença, elle aussi,  une production de « poupées nouvelles », en tissu, dites « indestructibles » : la matière de celles-ci est composée de couches superposées de jersey de soie, et de plâtre de Paris, le visage en jersey étant peint à la main. Ces poupées furent commercialisées sous le nom de «Alabama Indestructible».

 
 

Au Royaume Uni, Henry Dean fonda en 1903 sa société Dean’s Rag Co. et a produit des poupées en étoffe mises sur le marché en kits imprimés, prêts à être découpés et cousus.
On retrouve ce type de poupée lithographiée sur tissu aux E.U, et également en France, lesquelles furent fabriquées, entre autres, par G.Gérardin.
Par la suite, la production mondiale de poupées en tissu s’accélèra et les dépôts de brevets innovants se multiplièrent. Ainsi, en Allemagne, en 1905, M. Schwerdtfeger a déposé un brevet pour la couverture des visages de poupées en feutre avec une couche cellulosique permettant aux visages d’être lavés.
Plusieurs fabricants, dont le français Edouard Raynal, et l’italienne Elena Scavini (poupées Lenci) s’inspireront  plus tard de ce brevet pour leur production de poupées en étoffe et drap (feutre).
En France , Marcel Pintel commença en 1906 la productions de jouets en tissu bourré et enrichit rapidement celle-ci par la fabrication de poupées en étoffe bourrée.

 

 

A nouveau en Allemagne, en 1910, Kathe Krüse a présenté sa première poupée de tissu bourré dans un grand magasin de Berlin. Ses poupées sont de pures créations artistiques au sens noble du terme. Seule,  Elena Scavini, avec ses poupées Lenci, put prétendre par la suite, rivaliser sur le plan artistique avec celles-ci.

La première guerre mondiale éclata en 1914 et la production de poupées en tissu prit  soudainement son réel essor en France.
 

 
 
C’est Stéfania Lazarska, une peintre polonaise résidant à Paris, qui eu, la première,  l’idée de produire des poupées en étoffe qu’elle créa avec d’autres artistes polonais dans son atelier d’artiste du 14e arrondissement. Le succès de ses « Poupées Artistiques » fut immédiat et son initiative fut reprise par des femmes de renom, et parmi elles, Aurore Lauth-Sand. Ces créations furent exposées à l’Exposition organisée par l’Union Centrale des Arts Décoratifs, au Pavillon Marsan, à Paris en 1915. Des animaux bourrés furent remarqués lors de cette exposition, notamment ceux inspiré par l’oeuvre du dessinateur Benjamin Rabier, et d’autres, moins enfantins, créés par une artiste russe, Mme Salsaka. Ces derniers, réservés aux adultes, pourraient probablement être à l’origine de la mode des animaux bourrés destinés à la décoration des salons tôt après la première guerre.
En 1915, Emile Lang déposa un brevet pour un procédé de fabrication de têtes de poupées avec de la toile d’encollage. L’originalité réside dans le fait que les deux parties dont est composée la tête sont réunies par collage à la place de la couture habituelle. Ce procédé fut repris par  Elena Scavini pour certains de ses corps en feutre moulés, puis par Edouard Raynal pour une série de ses poupées dites de type « Lenci ». Emile Lang se fit surtout remarquer par sa production d'une étonnante série de soldats, ainsi que celle de très élégantes poupées artistiques dessinées par  l’illustrateur Jean Ray. La comparaison entre ces deux séries souligne la capacité d'adaptation du fabricant français pour produire des types de poupées en étoffe totalement différents mais toujours remarquablement réussis.
C’est également en 1915, qu’Adrien Carvaillo et son épouse commencèrent la confection d’objets de décorations en tissu, puis de poupées en tissu bourré qui seront un peu plus tard commercialisées sous la marque « Les Poupées Vénus ».
En 1916, Mme d’Eichtal déposa la marque Francia pour une production de poupées en tissu, très inspirée des poupées de Kathe Krüse. Ces poupées connurent le succès et furent exportées outre Atlantique où l’on retrouve de très intéressantes bébés Francia dans des collections privées.
 
Peu de fabricants de poupées en étoffe poursuivirent  leur production après la fin de la première  guerre mondiale, mais la mode des poupées en étoffe était lancée et celles-ci prirent   désormais le nom de « Poupées Modernes » ou encore de « Poupées Artistiques ». De  grands fabricants telle la S.F.B.J. produisirent eux aussi des poupées en étoffe, et aussi des nouveaux fabricants spécialisés dans ce type de  poupées  firent leur apparition sur le marché français et international, et parmi eux, Elena Scavini (Poupées Lenci), Louise Kampes (1)  (Kamkins Kiddies), Denis Giotti (Poupées Magali), Chad Valley et Norah Wellings, Gaston Perrimont (Poupées Nicette),  Marie-Clelia Oliveiro et Amilgar  Broglie (Poupées Clélia) et pour finir, Marthe Gold et Edouard Raynal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les étonnantes créations longilignes de Stefania Lazarska furent, quant à elles, les ambassadrices d’une nouvelle mode de poupées pour adultes : les « Poupées Boudoirs » ou « Poupées de Salon » très prisées durant les années vingt et trente.
Aujourd’hui,  certaines d’entre elles, telles les Poupées Rosalinde, rivalisent en  valeur marchande avec les poupées françaises en biscuit du 19e.
Les collectionneurs français tardent à s’intéresser à ce type de poupées, et nous pouvons remercier ici nos amis américains qui ont su préserver ce merveilleux patrimoine, témoin du génie des années folles, et que les collectionneurs français finiront par redécouvrir un jour.

La fabrication de poupées en étoffe  n'a vraiment repris en France qu'à partir des années soixante dix, mais sans jamais retrouver le succès de ses débuts, en dehors de quelques créations artistiques, telles les très belles poupées Marie d'O qui restent une exception. 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
(1) Note : Mme Bernice Millman, auteur et experte des poupées Kamkins, nous informe dans son article paru dans le journal de l'UFDC de 2009, que Louise Kampes a commencé sa production de poupées en étoffe en 1910, et non pas en 1919 comme il est courant de le croire. Cette rectification dans la datation est importante car elle situe le début de cette très belle production la même année que celle de Käte Kruse, les deux productions montrant des similitudes étonnantes dans la façon dont sont conçus les têtes et les corps des poupées fabriquées par ces deux grandes artistes qui ont marqué le marché de la poupée en étoffe tant aux USA qu'en Europe.